La Turquie s’ancre au cœur du Sahel : le rôle stratégique du Tchad

Au fil des dernières années, la Turquie a redéfini son rôle sur le continent africain, passant d’un partenaire ponctuel à un acteur stratégique incontournable. Cette transformation s’appuie sur une diplomatie de partenariat équilibrée, où l’envoi de drones, la formation militaire, les accords bilatéraux et les entreprises spécialisées jouent un rôle central. Contrairement aux anciennes puissances coloniales comme la France et aux alliés traditionnels tels que les États-Unis, Ankara privilégie une approche moins contraignante et plus pragmatique, séduisant de nombreux gouvernements africains en quête d’autonomie sécuritaire.
Le Tchad, frontalier de foyers de crise comme la Libye, le Soudan et la Centrafrique, incarne mieux que tout autre pays la profondeur stratégique de la vision turque en Afrique. Ce choix n’est pas anodin : situé au carrefour des instabilités régionales, il représente pour Ankara une opportunité unique d’ancrage durable. Depuis 2022, une coopération militaire croissante s’y développe, marquée par la livraison d’équipements modernes (drones, blindés, systèmes de communication) et la formation d’unités tchadiennes.
Certains analystes estiment qu’à moyen terme, le partenariat pourrait franchir un seuil inédit si des bases militaires turques venaient à être établies au Tchad, notamment dans l’est (Abéché) et dans le nord (Faya-Largeau), deux zones historiquement stratégiques. Une telle implantation renforcerait la capacité d’Ankara à surveiller les dynamiques régionales, notamment la frontière soudanaise et les routes transsahariennes vers la Libye. Dans ce scénario, le Tchad deviendrait le pivot opérationnel le plus avancé de la Turquie en Afrique sahélienne.
Au-delà de la simple fourniture d’équipements, la coopération inclut déjà des formations d’élites militaires, des missions de conseil et des transferts de technologie. Ankara a su proposer un partenariat sécuritaire sans condition politique explicite, séduisant un pouvoir tchadien en quête de renforcement de ses capacités tout en affirmant sa souveraineté face aux anciennes puissances coloniales.
Cette stratégie tchadienne s’inscrit dans une logique régionale plus large. La Turquie renforce également ses liens avec les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) — Mali, Burkina Faso, Niger — qui, depuis leur rupture assumée avec la France et les forces occidentales, se tournent vers de nouveaux partenaires. Ankara y a multiplié les initiatives : livraison de drones Bayraktar TB2 au Mali, accords de formation et d’assistance au Burkina Faso, discussions avancées au Niger sur la défense aérienne et la surveillance frontalière. Ces convergences reposent sur une vision commune : construire une sécurité autonome, fondée sur le respect mutuel et adaptée aux réalités du terrain sahélien.
La stratégie turque dépasse cependant le seul espace sahélien. Le Nigeria, géant démographique et économique du continent, a intensifié sa coopération militaire avec Ankara, notamment autour du programme « Project Guardian », intégrant drones Bayraktar TB2 et formation spécialisée. Au Sénégal, des accords récents couvrent la défense, l’éducation et les médias, marquant une approche multidimensionnelle. Enfin, au Gabon, huit accords stratégiques signés en août 2025 incluent un volet de santé militaire, preuve de la diversification du partenariat turc.
De manière générale, la Turquie a conclu des accords de coopération sécuritaire avec plus de trente pays africains, et ses exportations d’armement vers le continent ont connu une croissance rapide. Elle propose un modèle alternatif aux anciennes puissances occidentales : une alliance pragmatique, sans conditionnalités, axée sur le transfert de savoir-faire et la rapidité de livraison.
Dans ce contexte de recomposition géopolitique du Sahel, marqué par le recul occidental et la quête d’autonomie sécuritaire, le Tchad apparaît comme un espace singulier. Déjà engagé dans une coopération renforcée, il pourrait à l’avenir devenir le véritable pivot de la stratégie régionale turque. Pour Ankara, ce pays n’est pas seulement un partenaire : il est une clé géostratégique pour remodeler les équilibres du Sahel et affirmer sa place comme acteur incontournable de la sécurité africaine.